Dimanche 13 juin est la date que l’ONU a désignée en 2014 pour sensibiliser et mobiliser le grand public autour de la défense des droits des personnes atteintes d’albinisme, et célébrer leurs succès et exploits avec cette année le thème « Forts, envers et contre tout ».
Maladie génétique héréditaire caractérisée par une production insuffisante de mélanine, l’albinisme se traduit par une pigmentation faible ou nulle de la peau, des cheveux et des yeux. Extrêmement vulnérables à la lumière du soleil, les personnes albinos représenteraient une personne sur 17 000 à 20 000 de la population d’Europe et d’Amérique du Nord, un chiffre bien plus faible qu’en Afrique sub-saharienne. En Tanzanie, c’est une personne sur 1 400 qui est atteinte de cette maladie.
Dans ce pays d’Afrique de l’Est ainsi qu’au Malawi voisin, mais également sur le reste du continent, les personnes albinos sont quotidiennement confrontées à la discrimination et aux violences, en plus de déjà subir les complications de santé associées à leur condition. En effet, à cause de la superstition collective et de la peur irrationnelle qu’elles inspirent, les personnes albinos sont plus souvent et régulièrement victimes de meurtres, violences sexuelles et mutilations. À la base de ces injustices, l’idée selon laquelle ces individus seraient en quelque sorte des êtres surnaturels, une croyance infondée qui mène à la fétichisation et convoitise de ces corps pâles.
Cela dit, et comme pour déjouer cette malédiction sociale, non seulement les personnes albinos parviennent à survivre mais elles excellent dans de nombreux domaines, à l’exemple du cas hautement symbolique du Tanzania Albinism Collective, qui sort aujourd’hui sa toute dernière vidéo.
Filmée sur les berges du lac Victoria, cette vidéo aux contours abstraits accompagne « Swimming in Sorrows » [« Plongés dans le chagrin » ; NdT], la complainte obsédante issue du deuxième album du collectif, Our Skin May Be Different, But Our Blood Is The Same [« Notre peau a beau être différente, notre sang est le même » ; NdT]. Faisant suite au LP White African Power sorti en 2017, l’album a été produit par Ian Brennan, précédemment auréolé d’un Grammy Award, et plusieurs fois célébré pour son travail avec Tinariwen et The Good Ones, entre autres. Comme nous l’explique le producteur états-unien à la veille de cette avant-première, sa rencontre avec la communauté tanzanienne a eu lieu au cours d’un atelier de composition musicale qu’il animait au domicile du groupe, à Ukerewe – la plus grande île intérieure d’Afrique.
« Il y a autour du monde une surabondance d’individus défavorisés, persécutés ou sous-représentés, commente Ian au bout du fil en Italie, et entre l’idée initiale de ce projet et la possibilité de sa réalisation, il s’est écoulé beaucoup de temps. Ça n’a pas été rapide. On a véritablement commencé un an plus tôt, lors de notre rencontre avec l’ONG Standing Voice qui travaille avec les personnes atteintes d’albinisme pour améliorer leur santé, leur éducation et la défense de leurs droits. L’organisation a parlé de notre projet à la centaine de personnes qui constituent la communauté de Ukerewe, et vingt d’entre elles ont répondu, “On a très envie de participer, ça a l’air super !” Ces personnes ont alors commencé à se réunir une fois par semaine pour affiner les préparatifs, et deux mois plus tard, on était en mesure de leur envoyer une guitare, un clavier et une basse. »
Mais lorsque Ian et son équipe se rendent sur place, ils réalisent que les instruments sont restés rangés dans leur housse. « C’étaient des instruments tout neufs, mais bon, rien d’exceptionnel ou hors de prix et pourtant, comme on pouvait s’y attendre, leurs destinataires [qui allaient bientôt devenir un collectif ; NDA] étaient en quelque sorte intimidés. »En repensant à ce fâcheux commencement, Ian poursuit, « c’était probablement ma faute, car on voulait vraiment qu’ils considèrent ces instruments comme les leurs, et qu’ils sachent qu’ils pouvaient les garder. Après cette déception initiale, on a tout simplement proposé à tout le monde de toucher les instruments, les encourageant à frapper dessus, les frotter et les caresser, puis on a passé un accord entre nous : tous les soirs, chacune des personnes participantes avait le droit d’apporter un instrument chez elle, à condition de promettre de revenir le lendemain avec une chanson qu’elle aurait composée sur ce même instrument. »
Il convient de préciser qu’en Tanzanie, on empêche souvent les personnes atteintes d’albinisme de chanter à l’église, alors les autoriser, et même les encourager, à faire de la musique était extrêmement inhabituel. Il n’a cependant pas fallu beaucoup de temps pour convaincre les compositeurs en herbe, comme Ian nous l’explique :
« Certains se sont vraiment pris au jeu et sont revenus le lendemain avec plus d’une chanson ! Et au fur et à mesure des enregistrements (on a énormément enregistré, ce qu’on a l’habitude de faire pour ce type de projets), la qualité n’a cessé de s’améliorer et les gens ont gagné en confiance, ce qui les a désinhibés un peu plus chaque jour. »
Ainsi, vingt-cinq chansons seront extraites de cette première session, dont vingt-trois constitueront la tracklist de White African Power, un album produit par Brennan selon les principes du Do-It-Yourself, avec notamment l’utilisation intensive d’objets aussi variés qu’un énorme tonneau à eau converti en instrument de musique. Quant aux paroles, elles reflètent l’expérience des membres du groupe pendant la session, que Ian nous aide à mieux décrypter :
« La plupart des chansons raconte la même histoire, celle d’individus dont l’enfance a été marquée par l’idée qu’ils étaient chacun la seule personne au monde avec cette maladie. Tout ça parce qu’ils étaient isolés. Même s’ils ont eu la chance de ne pas être abandonnés [la constitution de cette communauté sur l’île est une histoire complexe, découlant d’une proportion élevée d’albinisme à Ukerewe, et de la recherche de refuge de la part des personnes malades ; NdA], la majeure partie d’entre eux étaient de toute façon isolés et leur famille les laissait à la maison lors des sorties au marché ou à l’église. Ils étaient donc forcés de vivre en marge, tu comprends ? Nombreux sont ceux qui ont partagé ce sentiment de honte ou de culpabilité, alors que leur maladie est tout simplement une réalité factuelle, et non pas un facteur identitaire. »
D’ailleurs, l’histoire des membres du groupe était déjà émaillée de situations d’intimidation et de violence, à tel point que la musique est venue jouer le rôle de catharsis parfaite. « Quasiment tous avaient été victimes non seulement de l’ostracisation, mais aussi de menaces plus ou moins ouvertes. Je pense que peu d’entre nous doit vivre avec la simple idée que des gens sont prêts à te tuer ou t’estropier pour obtenir une partie de ton corps. C’est malheureusement le lot quotidien de ces personnes », admet Ian, qui poursuit : « C’est un truc horrible, quand on y pense. L’albinisme n’a beau représenter qu’un infime pourcentage de la population de la Tanzanie, du Malawi, voire de cette île, [les violences envers les personnes albinos] constituent pourtant un phénomène généralisé, tout comme le trauma associé. »
À propos de la chanson « Swimming in Sorrows », Ian dit : « Pour moi, la marque d’une bonne chanson, c’est quand tu peux chanter la même phrase en boucle, et qu’elle révèle à chaque fois un autre niveau d’interprétation. Et je pense que le plus beau avec cette chanson, c’est qu’elle transcende la langue anglaise, ou quelqu’autre langue utilisée pour chanter. Si la plupart des titres des chansons partagent les mêmes thèmes, ce ne sont pas uniquement l’isolement et la peur, mais aussi la fierté. »
Non seulement le Tanzania Albinism Collective s’est montré être un vivier de compositeurs prolifiques, il a aussi révélé des performeurs-nés, qui ont passé les frontières de la Tanzanie pour la première fois en 2017 lors de leur apparition au festival WOMAD au Royaume-Uni.
Avant de mettre fin à notre conversation, je demande à Ian si le groupe a continué à composer depuis la fin de cet atelier très fructueux.
« Oui. On m’a récemment dit – chose que j’ai pu confirmer – que le collectif a continué de se réunir deux fois par semaine ! Au sein de leur communauté, faire de la musique est désormais une façon de partager leurs messages et de tisser des liens de solidarité. »
Ainsi le Tanzania Albinism Collective personnifie à la perfection le thème choisi cette année pour la Journée internationale de sensibilisation à l’albinisme : « Forts, envers et contre tout ». Leur musique et leur message devraient être célébrés non seulement aujourd’hui, mais chaque jour.